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Formation en médecine : une bizarrerie violente et dépassée

 

Créée au début des années 2000, l’ECN (pour Épreuve classante nationale) remplace l’ancien concours de l’Internat, lequel était réservé aux étudiants qui souhaitaient devenir médecins spécialistes. Depuis, la médecine générale est devenue une spécialité médicale comme les autres, si bien que tous les étudiants doivent passer par l’ECN.

Cet examen intervient à la fin de la sixième année d’études, juste avant donc que l’étudiant en médecine ne se spécialise vers la médecine générale ou vers n’importe quelle autre spécialité (dermatologie, chirurgie, gynécologie…). Oui, au cours des six premières années, l’étudiant ne sait toujours pas s’il va être radiologue ou psychiatre. Si le point commun entre ces deux métiers ne vous saute pas aux yeux, point commun tel qu’il justifie un tronc commun de six années d’études, eh bien… prière de ne pas vous poser la question. Merci. C’est la médecine et elle est unique. Il convient juste de répartir les étudiants entre les nuances de celle-ci. C’est donc à la fin de cette sixième année que la grande orientation se fait, ou plutôt le grand classement a lieu via l’Examen classant national.

« Un arrêté du ministre chargé de l’Enseignement supérieur et du ministre chargé de la Santé détermine le nombre de postes d’interne offerts chaque année par discipline ou spécialité et par centre hospitalier universitaire. Le choix effectué par chaque étudiant est subordonné au rang de classement aux épreuves classantes nationales. »

Ça, c’est le Code de l’éducation qui le dit. Oui, parce que la formation des médecins ce n’est pas le Code de la santé publique qui s’en occupe. C’est peut-être un détail pour vous, mais…

 

Dès le début, s’entraîner à supporter

Comme le rappelle le site Internet Slate, l’ECN n’a rien à voir avec le concours de fin de première année, la Première année commune des études de santé (Paces), concours auquel beaucoup échouent et qui détermine l’entrée dans le cursus de médecine ou de chirurgie-dentaire ou de maïeutique et même, dans certaines facultés, de masseur-kinésithérapie, de psychomotricité etc. Je dis bien entrer dans le cursus de médecine et non poursuivre dès lors que même si la Paces se déroule en fac de médecine et se veut une première année de formation (une formation parée de nobles mais vaines ambitions de décloisonnement entre professions de santé), elle se résume à une année de bachotage intensif, complètement étrangère à la réalité des métiers de professionnels de santé. La Paces qui devrait être une année d’initiation à l’activité et à la collaboration professionnelles dans la santé n’est qu’une année de formation à la sélection, destinée à préparer et retenir uniquement les étudiants capables… de supporter la suite.

Car la formation des futurs médecins est jalonnée d’une double bizarrerie :

  • un concours après la première année de formation commune, année qui ne forme à rien d’autre qu’à ingurgiter le maximum d’informations, sans les comprendre, seul face à ses cahiers, pour sélectionner un nombre réduit d’étudiants présumés capables de supporter l’épuisant parcours qui s’annonce ;
  • un concours en milieu de formation à l’issue duquel tout le monde est pris, puisque ce concours n’en est pas un et ne sert, comme son nom l’indique, qu’à classer. Ainsi, le pire étudiant en médecine poursuit-il sa formation. Il est simplement classé en queue de peloton. Les étudiants bien classés ont le choix de la ville où ils effectueront leur cursus et la spécialité pour laquelle ils opteront, lui non. Lui que la voiture-balai n’exclut pas du Tour même s’il est largement hors délai, n’a le choix de prendre que ce dont les maillots jaune, vert et à poids n’ont pas voulu : la dyade ville/spécialité mal-aimée, mal considérée et/ou mal payée.

 

L’ECN, un examen tardif, qui détermine une vie entière

En somme, les études de médecine sont un long parcours de sélection et de stratification où, pendant des années, l’étudiant cherche à être mieux classé que ses pairs car sa vie en dépend. Une sélection de grands nombres qui cherche à cliver au maximum les candidats afin qu’il soit moins délicat de les départager, une sélection aux relents sadiques, les questions les plus rares et tordues possibles permettant en effet, croit-on, de faire échouer la grande masse et émerger quelques élus. S’adapter au sadisme, un apprentissage-clé.

Cet ECN qui arrive tardivement dans le cursus, détermine donc la vie entière du candidat. Il passe les trois années précédentes à ne penser qu’à ça, à imaginer la spécialité qu’il aimerait faire sans pouvoir s’y projeter tant que cet obstacle n’est pas franchi. « On se sacrifie, on sue sang et larmes » résume Carole Beaugrand, étudiante en médecine dans un excellent article paru sur le site France Info, le 27 juin dernier. Dans certains cas, si l’obstacle est mal franchi, l’étudiant peut demander à redoubler pour le repasser et augmenter ses chances d’améliorer son classement. Ailleurs, on appelle ça la course à l’échalote.

On comprend alors combien le plantage des ECN 2017 (ajouté aux frayeurs relatives aux ECNi blancs 2016) est insupportable pour les étudiants. Un examen revêtant de tels enjeux (« à moi le choix le prestige la passion et l’argent, à toi la contrainte, la honte et les miettes ») a un caractère proprement inhumain.

 

L’ECN, épisode d’un long cursus insensé et inhumain

Pourtant, les critiques de ces dernières semaines portaient davantage sur la « paresse »  des enseignants, « l’amateurisme des organisateurs » ou encore sur la « pertinence des ECN pour affecter les étudiants » que sur le caractère proprement insensé et inhumain d’un tel dispositif.

Je l’ai dit bien souvent : si nous nous amusions à instaurer ce type de compétition dans nos entreprises et organisations – le mieux classé choisit son poste dans la boîte -, non seulement nous nous planterions, nous planterions nos boites mais bien avant, et c’est heureux, nous croulerions sous les droits d’alerte et les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) extraordinaires. Nous passerions sous les fourches caudines de l’Inspection du travail et serions jetés à la vindicte populaire.

Pourtant, ici, rien de tel :

  • Malgré des générations d’étudiants cassés par le système, qui ont abandonné après une ou plusieurs Paces sans parvenir à passer, se sont réorientés seuls, la queue basse et sans aucune reconnaissance des efforts accomplis, vers d’autres filières et ont bien compris que la Paces ne leur a rien appris et les a donc fait redémarrer au niveau Bac.
  • Malgré l’usage endémique de substances psychoactives par les étudiants en médecine.
  • Malgré les quolibets si fréquents et si révélateurs d’étudiants « esclaves » qui n’ont d’autre issue que d’accepter leur condition en rasant les murs, condamnés à accepter en silence et sans recours les mille humiliations dues à leur rang, attendant patiemment d’être libérés du statut de tête de Turc qu’ils passeront à leurs benjamins sans jamais que ce système de hiérarchie des générations, véritable système de castes, ne soit remis en cause.
  • Malgré les suicides au cours de la formation, suicides dont l’origine systémique, depuis le début de cette formation, n’est jamais questionnée, sauf peut-être celle relative aux conditions de travail qu’ils subissent à l’hôpital, lui-même drogué à cette main-d’œuvre peu qualifiée et peu chère, affectée aux créneaux dont les seniors ne veulent plus estimant avoir eux-mêmes fait leur part du travail.
  • Malgré les burn-outs de médecins installés, médecins qui n’ont manifestement pas été préparés ni outillés pour le métier réel qu’ils exercent et qui sont contraints de puiser dans leurs ressources propres jusqu’à les « brûler » (le burn out donc).
  • Malgré tous ces signaux d’alerte aussi limpides que logiques d’une formation à la fois violente, maltraitante mais aussi déconnectée des besoins des patients, du système de santé, des étudiants et des professionnels eux-mêmes ;
  • Malgré tout cela donc, la formation se « porte bien ».

Rien ni personne pour critiquer haut et fort le système de formation des médecins et encore moins pour proposer un système alternatif. Après une année électorale riche et une société civile « en marche », on est toujours à l’arrêt. Personne (mais n’ai-je probablement pas suffisamment lu, merci de vos liens en commentaire) pour questionner le sens du classement d’individus, le libéralisme échevelé qui sous-tend de telles méthodes, la déconnexion de celles-ci à l’égard de ce qui est recherché dans le système de santé.

 

Le mirage du classement comme garantie de justice

Pourquoi ? Peut-être parce que dans la culture occidentale et capitaliste, ajoutée à l’idéal républicain de notre pays, le classement donne l’illusion de la Justice. « J’intègre une spécialité médicale qui me déplaît et dans laquelle je ne me sens pas bien ? Je n’ai que ce que je mérite, je n’avais qu’à être mieux classé, le système de formation n’y est pour rien. » « Je saute sur l’ophtalmologie alors que tant d’autres disciplines médicales me plaisaient ? J’ai été bien classé il faut que j’en profite avec une spécialité très recherchée. Je n’aime plus l’exercice professionnel auquel je suis astreint dans ma spécialité ? Tant pis je ne peux pas en changer, j’ai passé l’ECN il y a quinze ans, je paye encore aujourd’hui. » Les étudiants en médecine (comme de d’autres formations de l’enseignement supérieur) sont majoritairement issus de classes favorisées ? Les autres n’avaient qu’à mieux travailler…

Une illusion de justice qui dédouane la responsabilité des institutions, évite toute réflexion sur le vivier de recrutement, anesthésie toute réclamation relative à de vrais parcours professionnels et fait peser toujours plus de responsabilité sur médecin quant à son propre sort. Une illusion de justice qui ne laisse place ni au doute ni à la faiblesse. Étudiante enceinte mais aussi étudiant malade, étudiant en situation de handicap : c’est « marche ou crève ».

Un système concurrentiel du début à la fin, une stratification permanente des étudiants qui se poursuivra ensuite pour quelques-uns d’entre eux qui resteront branchés sur le score de leurs publications scientifiques. Ils se voueront ainsi corps et âme à la religion bibliométrique pour produire toujours plus de publications scientifiques dont la plupart n’apportent aucune plus-value au patient. Un système qui broie donc dès le début de la formation et dont tant d’étudiants cherchent à se dégager, qui par une année de recherche, qui par un master d’éthique tant il est vital de chercher de l’air pour simplement tenir.

 

Une formation si longue mais de tels manques

Et malgré une formation qui « remplit » la tête des années durant, les jeunes médecins crient leurs manques sitôt diplômés. Que les aide-t-on à comprendre le système de santé, ses acteurs et ses leviers ? Que les fait-on travailler, dès le début de la formation, sur les attentes et les craintes des patients ? Que les prépare-t-on, avant même le premier contact avec le malade (le malade mais aussi le corps, le/la mort, la famille endeuillée) à ce qui se joue dans cette relation ? Que les outille-t-on à la prévention et au désamorçage des conflits ? Que ne leur dit-on sur l’analyse des pratiques, la supervision, et comment protéger / se protéger des risques psychosociaux propres à l’exercice professionnel de soignant ? La souffrance des médecins, que ce soit à la ville comme à l’hôpital, est liée à des conditions de travail difficiles, bien sûr, mais aussi (surtout) au caractère forcément hostile d’un système de santé qu’ils ne comprennent pas et sur lequel ils n’ont de fait, hélas, que bien peu de prise.

 

Un dispositif étranger à l’evidence based

C’est là le paradoxe de la formation des médecins. Enseignée à l’université, supervisée par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, cette formation à l’ambition scientifique affirmée échappe elle-même complètement à l’analyse scientifique et à l’evidence based (c’est-à-dire une démarche fondée sur les preuves scientifiques). Comment construire une formation adaptée ? Quelles sont les manières d’apprendre qui ont fait leurs preuves ?

Reprenons d’abord quelques bases simples de l’ingénierie de formation. Lorsque l’on souhaite construire une formation, on développe d’habitude la démarche suivante :

  1. Description du métier (référentiel métier). Ce qui est attendu de ce métier, à quoi/à qui il sert aujourd’hui mais surtout demain (prospective).
  2. Description des compétences propres à ce métier (référentiel compétences). Que faut-il savoir faire pour exercer correctement ce métier demain ?
  3. Description de la formation (référentiel formation). Quelle formation, quelles méthodes efficaces pour « fabriquer » ces compétences ? Comment peut-on évaluer la maîtrise de ces compétences à la sortie de la formation ?
  4. Description de la sélection. Quels sont les critères d’entrée dans cette formation ? Quelles bases faut-il maîtriser pour suivre cette formation ? Quelles sont les modalités d’entrée en cours de cursus le cas échéant (passerelles) ? Comment évaluer la maîtrise de ces bases ?

On peut éventuellement intervertir les points 3 et 4 : compte tenu du niveau d’entrée dans la formation (le bac), quelle formation développer pour fabriquer ces compétences et comment les évaluer ?

Il y a ensuite une « rencontre » entre une personne formée et un ou plusieurs postes. Se présenter à un futur confrère / un futur employeur et souligner en quoi moi, mon parcours de formation, mes talents, mes engagements personnels, signent combien je suis prêt à relever les défis de ce poste.

Les épreuves de Paces et l’ECN suivent-elles ce déroulé logique ? Non. La prospective ou même seulement la description du métier de médecin (de radiologue, de psychiatre, de pédiatre) est-elle réalisée ? Où, par qui, avec qui ? Nulle part, avec personne.

Mais alors ces épreuves et les années de formation qu’elles ponctuent ont-elles au minimum démontré leur efficacité au plan scientifique (evidence based) ? Préparent-elles correctement les futurs médecins en termes de qualité et à l’équilibre effort-efficacité ? Sélectionnent-elles et classent-elles judicieusement les meilleurs médecins ? Ajustent-elles la discipline médicale retenue avec les talents propres à chacun ?

Non, non et non.

 

Un dispositif aveugle aux bouleversements du monde

 

A l’aube d’une transition évolutive majeure, faite de robotisation et d’intelligence artificielle, de nouvelles combinaisons entre intelligence de l’Homme et celle de la machine, de nouvelles manières de coupler information et action, de nouvelles conciliations entre progrès technologiques et valeurs, d’enjeux éthiques par conséquent tout à fait majeurs, l’enseignement de la médecine reste aveugle et immobile.

Les technologies croissent de manière exponentielle ; Elles percutent déjà au quotidien l’exercice de la médecine. Mais bon, on verra. L’un des plus longs cursus de formation de notre pays, qui sélectionne aujourd’hui des jeunes qui s’installeront en 2030, reste intangible.

C’est le propre de tout système éducatif du monde que de chercher à transmettre ce que les générations précédentes ont inventé. Système efficace lorsque les évolutions de la société sont lentes ; système insensé dans un monde qui connait des ruptures (technologiques, sociétales) telles que celles que nous connaissons aujourd’hui. Concevoir la formation comme la transmission de connaissances produites par les aînés est alors un gros inconvénient. Cet inconvénient est d’autant plus dommageable que les études sont longues et coûteuses (« coûteuses » au sens de l’énergie dépensée).

Alors que les informations sont disponibles à l’infini d’un seul clic, on continue de sélectionner les étudiants sur leur mémoire. Alors qu’il n’est déjà plus possible (ni nécessaire) d’en savoir plus que le patient sur sa pathologie, on continue de positionner les étudiants comme devant être des sachants incollables face à tout type de symptôme plus ou moins étrange.

Qu’est-ce qu’être médecin demain ? Quelles disciplines médicales auront disparu dans quinze ans ? (spoil : entre autres l’imagerie). Qu’est-ce qu’apprendre au XXIe siècle. Qu’est-ce qu’enseigner ? Comment accompagner les étudiants en médecine dans leurs capacités à évoluer ? Où sont les innovations pédagogiques et comment les déployer ? Quelle formation continue suivent les enseignants en médecine ? (spoil : il n’y en a pas).

Accompagner les étudiants dans une démarche d’exploration ; les préparer aux nouvelles manières d’apprendre, de faire de la recherche, de s’adapter, de coopérer et de transmettre ; leur apprendre à repérer, à accepter et à grandir de leurs erreurs ;  leur enseigner les attentes et les craintes des patients de demain ; les amener à comprendre les ruptures technologiques en cours et à penser le rôle totalement nouveau qui sera alors dévolu aux professionnels de santé : tout ceci n’est pas au programme.

Celles et ceux qui parviendront à s’adapter, car il y en aura, n’auront fait que déployer des trésors d’imagination et de formation propre. Ce seront des gens qui auront lu et été voir ailleurs, qui auront résisté au lavage de cerveau que représentent des années de formation en médecine avec son lot de pressions psychologiques et de manque de sommeil. Les bons médecins le deviennent en dépit de leur formation initiale.

 

Élargir le recrutement et renouveler les façons d’apprendre

L’empathie, la coopération, l’esprit d’initiative, la curiosité, toutes ces soft skills (compétences comportementales)  s’apprennent pourtant et l’on ne saurait compter sur le caractère inné de celles-ci chez quelques-uns pour faire tourner le système de santé.

Ces compétences s’apprennent d’autant mieux dans un collectif riche de différences. D’où l’impérieuse nécessité d’élargir la base de recrutement en supprimant le modèle du concours en fin de Paces au profit d’un recrutement d’étudiants diplômés de licences les plus diversifiées possibles.

Ces compétences s’acquièrent par des méthodes pédagogiques éprouvées. On apprend en s’engageant, en menant un projet de recherche. On apprend en créant. On n’apprend pas par l’inflation scolaire ni horaire, que ce soit à l’hôpital ou à l’université. C’est ce que les neurosciences ont compris depuis longtemps et qu’il serait temps d’utiliser pour faire évoluer les modes d’enseignement en médecine.

Les universités de médecine et leur ministère de tutelle ne font pas de prospective et n’investissent pas dans leur propre changement. Aux mains de PUPH en fin de carrière, il est temps que les facultés s’ouvrent à ceux qui pensent la pédagogie et le monde de demain. Vivement que l’enseignement de la médecine se dote enfin pour lui-même d’un département recherche et développement.

 

1 – Le blog En jupe !